mercredi 20 mai 2015

Ettalyeni: Descente aux enfers pour des êtres réifiés




La Presse,  Faouzi KSIBI, 19/05/2015
Le tableau extrêmement circonstancié de ce pan de l’histoire nationale, s’étalant sur trois décennies, que nous brosse l’auteur dans cette œuvre, permet à ceux qui ont appartenu à cette époque-là de raviver des souvenirs intimes ou bien de ressasser les déceptions du passé. Et même les nouvelles générations qui n’étaient pas là, le roman leur offre une opportunité pour essayer de comprendre leur présent à partir de toutes ces expériences qu’ils n’ont pas vécues. C’est dans ce cadre qu’il fait le procès de la Gauche et des Islamistes. Si on y relève quelques inexactitudes à l’endroit des premiers, on ne peut qu’acquiescer au jugement prononcé contre les seconds: leurs positions et leur comportement d’hier n’ont pas changé : pour accéder au pouvoir, ils collaborent, aujourd’hui, avec les Rcdistes comme ils l’ont fait par le passé avec les Destouriens, qui les appuyaient pour affaiblir la Gauche, et ils s’attaquent, actuellement, au modèle sociétal moderniste des Tunisiens exactement comme ils l’ont essayé auparavant. Cette situation politique malsaine est encore aggravée par une société dégradée à tout point de vue qui aguise les souffrances des deux héros, Abdennasser et Zina, qui sont en quête de repères pour pouvoir s’imposer dans cet environnement culturel arabo-musulman castrateur. Mais malheureusement, leur lutte s’avère vaine. Leur détermination n’arrive pas à avoir raison des déceptions récurrentes qu’ils essuyent à chaque fois qu’ils décident de repartir de plus belle. Ils sont martyrisés de chimères jusqu’à la lie.

Des ailleurs non libérateurs
En fait, la solidité de caractère ostensible et le degré d’engagement politique des deux héros sont proportionnels au mal causé et aux supplices endurés. Avant d’accéder à ce stade évolué du militantisme, ils ont dû se venger contre leur sort par le biais des études dans lesquelles ils ont réussi avec brio. Cependant, à ce niveau, c’est elle qui réussit le mieux. C’est peut-être à cause de la grande déchirure physique et morale que lui a fait subir la bestialité d’un père ou d’un frère déchus, lors de sa prime jeunesse. C’est dans la langue française qu’elle trouve refuge, lors de son viol, c’est à travers elle qu’elle déverse tout son courroux et qu’elle crache à la figure de son géniteur et de son monstrueux rejeton, qui est à son image, la bile fadasse de son dégoût. Cette langue étrangère lui procure une protection contre ses tortionnaires. Elle fait ériger entre elle et ces derniers des barrières infranchissables, des remparts contre ce monde inique, dont ils sont la parfaite incarnation, et qui lui flétrit l’honneur en lui ravissant et en lui souillant le corps, ce corps qui lui devient étranger et qu’elle a en abomination, parce qu’il est la marque de sa déchéance. La langue et l’écriture lui viennent, donc, à la rescousse et agissent comme des agents salvateurs, elles l’arrachent à la vilenie et au désespoir. La francophonie ou l’occidentalisme apparaît comme un truchement privilégié, servant à chasser l’orientalisme inhibiteur. A partir de là, elle décide de se focaliser sur ses études, de leur consacrer toute sa vie. Elle s’engage à fond dans ces activités intellectuelles qui prennent l’allure d’un affranchissement et d’une quête d’une liberté absolue sans bornes. D’où sa référence constante à, entre autres, Hannah Arendt, cette partisane de la liberté de la culture, mais aussi la penseuse de la crise au sens de la dissolution des valeurs au sein de la société contemporaine, dont le nom revient comme un leitmotiv tout au long de l’œuvre. Toutefois, cette indépendance intellectuelle chérie, réclamée haut et fort, la libère-t-elle pour autant ? Parvient-elle, réellement, à s’émanciper ? Son parcours prouve le contraire. Ni les études, dans lesquelles elle a excellé, ni l’ailleurs parisien ne lui ont permis de se frayer un chemin et de réaliser ce dessein. Ses blessures sont si profondes que toutes ses tentatives n’arrivent pas à lui réparer les dégâts, ni à lui donner l’opportunité d’amorcer une nouvelle vie. Le mal est déjà fait et tous ses actes sont stériles. Elle est condamnée à subir, éternellement, la malédiction sociale qui la poursuit depuis son jeune âge jusqu’à l’université où son tortionnaire sexuel est, cette fois-ci, un universitaire. C’est là que le bât blesse le plus, car l’auteur de cette cruauté appartient au monde des intellectuels auxquel elle s’est, toujours, identifiée et qu’elle a toujours défendu. Le constat est sans appel, sa déception est immense.

Le mariage, cette institution répressive!
Abdennasser et Zina, ces êtres cruellement lésés par les torts de cette société castratrice, s’insurgent contre les règles faussement morales qu’elle a établies pour régir les rapports entre ses membres. Le terrain de prédilection sur lequel ils mènent leur combat contre cette société coupable qui leur a subtilisé leur honneur, c’est celui du mariage. Il est jugé comme une institution répressive par Zina qui montre une préférence pour les relations libres. Les arguments qu’elle avance pour appuyer sa thèse trouvent leur fondement non seulement dans sa nature coercitive, mais également dans la schizophrénie de l’homme qui, de par sa position privilégiée en tant que patriarche, monopolise tous les biens y compris la femme et le pouvoir. Il s’agit là d’une approche anthropologique se basant sur l’analyse matérialiste de l’histoire selon laquelle les formes de propriété et la circulation du capital matériel, sexuel et symbolique sont diversifiées. C’est dans ce cadre que s’insère le mariage qui est, selon elle, une transaction commerciale où la valeur de l’être est déterminée par ses fonctions économiques. En d’autres termes, il est une simple marchandise, obéissant à la loi du marché. C’est pour cette raison qu’elle refuse le lien conjugal au moyen du contrat de mariage en quoi elle voit une aliénation de sa liberté à laquelle elle tient dur comme fer. Sa relation avec Abdennasser, elle l’a toujours conçue comme une relation libre, affranchie de tout joug marital. Elle s’affirme comme une libertaire convaincue. Quant à lui, il adopte une attitude empreinte d’une certaine inconséquence, puisque tout en s’attachant à l’institution du mariage, il épouse un comportement donjuanesque et s’affiche comme un coureur de jupons. Ne dit-il pas à Najla qu’il accorde à chaque fleur sa chance et sa part de plaisir, qu’il n’en mélange pas les couleurs et qu’il donne à chacune d’entre elles ce qu’elle mérite ? Nous trouvons là l’écho de la grande tirade de la scène II de l’acte I de la pièce de théâtre de Molière, «Don Juan», où ce héros, répliquant à son valet, Sganarelle, s’amuse à dire qu’« il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses ». Abdennasser est épris d’une sorte de mégalomanie singulière qu’il voudrait exprimer dans le domaine de la volupté et du plaisir des sens. Mais, il ne connaît pas le succès dans cette voie dans laquelle il s’engage, et les conquêtes qu’il fait le guident tout droit vers l’échec, le tirent vers le bas : la plupart des femmes qu’il fréquente sont des filles de joie et même Najla n’échappe pas à cette catégorie, puisqu’elle devient, à son tour, une «traînée du Palais».

L’intellectuel traditionnel ou l’intellectuel organique?
Dans cette œuvre à dominante érotique, flirtant parfois avec la pornographie, et qui présente la sexualité comme un élément indissociable de la quête identitaire et un moyen d’émancipation, les deux héros ne font, donc, qu’accumuler les déboires. Abdennasser et Zina, qui s’insurgent contre l’ordre social établi et qui s’attachent aux valeurs authentiques, celles d’usage, régissant la relation de l’homme avec son semblable ainsi qu’avec la chose, voient leurs efforts voués à l’échec et se trouvent chosifiés à l’image de leur entourage. La valeur d’échange finit par l’emporter, la quantité supplante la qualité, conformément aux approches de Lucien Goldmann et Georg Lukacs. C’est-à-dire qu’on vit l’époque de l’homo-economicus de la société capitaliste. Ces héros problématiques, se situant en marge de la société, sont récupérés par ce système, et leurs discours réalistes, s’assimilant au discours scientifique par sa dimension subversive, ne donnent pas le résultat escompté. La disparition du fondement économique et social de l’individualisme, correspondant à la phase du capitalisme marchand, n’impose-t-elle pas le remplacement du héros individuel par un personnage collectif comme c’est le cas, par exemple, dans « La Condition humaine » d’André Malraux ? Opter pour le premier modèle ne serait-il pas faire preuve d’un anachronisme? D’autre part, l’intellectualisme outré de Zina, qui l’enferme dans un monde idéal, ne participe-t-il pas à l’aggravation de sa situation ? Par son attitude, elle incarne l’image de l’intellectuel académique ou de « l’intelligentsia traditionnelle » qui est persuadée de constituer une classe distincte de la société et qui s’oppose, diamétralement, à l’intellectuel organique, cher à Gramsci, qui a le devoir d’ériger en principes les problèmes des masses. Quelles que soient la lecture que l’on peut faire et l’approche que l’on veut adopter, « Ettalyeni » nous offre une matière à réflexion. Le choix judicieux de l’époque, la toile de fond sur laquelle s’incrustent les événements, fait du roman un document historique constitué, certes, à partir d’une vision subjective, mais relatant des faits majeurs qui ont, profondément, marqué l’histoire contemporaine de la Tunisie et qui demeurent, malheureusement, absents dans la plupart des œuvres de nos romanciers. Chokri Mabkhout nous transpose dans cette réalité romancée et nous invite à un débat qui est, nécessairement, fructueux, puisqu’il nous permet de mieux appréhender la réalité actuelle à partir du passé. Cette passerelle jetée entre deux époques éloignées ravive la mémoire collective et établit entre elles un rapport de cause à effet. Espérons que l’auteur étalera encore plus cette histoire sur les vingt ans se situant entre le début des années 90, où il s’est arrêté dans le roman, et le déclenchement de la Révolution. Un « Ettalyeni II» est, vivement, souhaité et attendu pour approfondir davantage le débat déjà amorcé.



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