Faouzi Ksibi
Le Temps, 30 Novembre 2014
A travers cette œuvre, éditée par « Dar
Altanweer », l’auteur nous plonge dans l’histoire récente de la jeune Tunisie,
qui se situe entre l’enfance de son héros central, Abdennasser, c’est-à-dire
vers le début des années 60 et le début des années 90. Le choix de cette longue
période, s’étalant sur trois décennies, est loin d’être fortuit, vu que cette
période est la plus importante de l’histoire contemporaine de la Tunisie,
puisqu’elle coïncide avec le début du règne de Bourguiba et de celui de Ben
Ali. A travers ce pan de l’histoire nationale, qui concentre les événements
politiques, économiques, sociaux et culturels les plus marquants, il essaye
d’en tirer des enseignements, de proposer des explications et de poser des
questions. Il rapporte tous ces faits avec une précision remarquable à la
manière d’un historien qui accorde toute son importance au moindre détail sans
en omettre aucun. Il nous fait promener dans la ville de Tunis à travers les
ruelles de sa vieille ville et les artères du centre ville en nous pénétrant
dans ses quartiers populaires, ses lycées, ses bibliothèques, ses bars, ses
hôtels… Chacun de ces endroits est cité par son vrai nom, comme le café « El
Hadj » du Bardo ou bien l’hôtel « International », et même les personnages qui
les peuplaient le sont également. On reconnaît, par exemple, des personnes que
certains d’entre nous ont côtoyées, telles que le rofesseur de philosophie,
Habib Ben Hamida, des hommes ou des femmes publics, à l’image de la « proxénète
du Palais », Saïda Agrebi, ou bien encore l’agent de censure, Abou Essaoud, …
Il nous fait visiter tous les coins et recoins de ces endroits, nous en décrit,
minutieusement, l’ambiance comme si nous y étions, et nous fait découvrir ces
personnages comme si nous les avions fréquentés. Ce tableau extrêmement
circonstancié que nous brosse l’auteur permet à ceux qui ont appartenu à cette
époque-là de raviver des souvenirs intimes ou bien de ressasser les déceptions
du passé. Et même les nouvelles générations qui n’étaient pas là, le roman leur
offre une opportunité pour essayer de comprendre leur présent à partir de
toutes ces expériences qu’ils n’ont pas vécues. Chaque fait relaté, chaque lieu
décrit est porteur de signification, à l’instar d’une soirée anodine passée
dans un restaurant ou le portrait d’une rue. Par le biais de la description
méticuleuse de la vie dans les quartiers de la Médina, l’auteur nous montre
comment une crise morale commence à s’installer dans la capitale. Les causes en
sont plusieurs dont la manifestation la plus visible est l’exode rural. Ce
phénomène est dû, selon Abdennasser, le Marxiste-léniniste, au manque de
développement régional et à la politique du libéralisme sauvage, tout en
soulignant, toutefois, que ces victimes du système sont le prolétariat en haillons
ou le lumpenprolétariat qui constituerait, ultérieurement, les forces de la
contrerévolution.
Procès de la Gauche et des Islamistes
L’une des expériences de cette époque révolue, relatée dans
« Ettalyeni » est celle du mouvement syndical estudiantin, dirigé par l’UGET.
C’est à travers le statut de ses héros, les étudiants Abdennasser et Zina, que
l’auteur nous plonge dans ce monde universitaire, et c’est par la bouche de
celle-ci qu’il en fait le procès. « Le mouvement estudiantin n’est pas
avant-gardiste du mouvement révolutionnaire, mais elle en est la composante
fragile… Les positions des étudiants sont déterminées par leur appartenance de
classe », scande-t-elle. Selon elle, le mouvement estudiantin ne peut être,
tout au plus, qu’une force de protestation mais pas une force révolutionnaire.
Et pour soutenir ses propos, elle rappelle que les étudiants étaient absents
dans les grandes révolutions, telles que les révolutions française, bolchévique
et chinoise. Il s’agit là d’une entorse à l’exactitude historique, étant donné
que dans le chapitre intitulé « La jeunesse étudiante de la Russie tsariste
dans le mouvement révolutionnaire », de son œuvre « Textes sur la jeunesse »,
Lénine parle de « l’enrôlement forcé de cent quatre-vingt-trois étudiants ». Néanmoins,
ce qu’elle dit à propos de l’inconstance de la petite bourgeoisie est vrai.
Cela se vérifie dans l’attitude de certains ex leaders du mouvement estudiantin
qui ont trahi leur passé militant, en s’enlisant dans le confort de la vie
bourgeoise. D’ailleurs, même Abdennasser et Zina n’ont évité cette déviation
que partiellement, puisqu’en intégrant la vie active, le premier est devenu
journaliste dans le journal du gouvernement, bien qu’il soit resté fidèle au
Marxisme-léninisme, dont il s’est toujours réclamé, et bien ancré dans ses
principes qu’il défend à chaque fois que l’occasion se présente ; la seconde,
renonce totalement à l’action politique, change d’ambitions en devenant
enseignante et s’éloigne un tant soit peu des idées qu’elle a véhiculées. Mais,
la société tunisienne de l’époque ne renfermait que ces modèles? N’existe-t-il
pas des gens de gauche qui n’ont pas renié leur appartenance idéologique et
politique en devenant adultes? Faut-il voir dans ce choix un jugement
arbitraire et une condamnation fantaisiste de la gauche, une manière de dire
que le Marxisme n’a pas d’avenir en Tunisie ? En tout cas, la réalité dément,
catégoriquement, une telle hypothèse. L’anathème jeté sur la gauche tunisienne
apparaît davantage à travers le portrait positif qu’il dresse de Slaheddine,
l’ultra libéral, qu’il place sur un piédestal, en le montrant comme quelqu’un
de très intelligent, de très pondéré et qui a très bien réussi sa vie. Pour ce
qui est des islamistes, ils n’ont pas bénéficié d’un traitement favorable non
plus de la part de l’auteur. Celui-ci ne se montre pas tendre avec eux et leur
fait un procès aussi implacable que celui de la gauche radicale sinon plus. Il
repasse en revue leurs manœuvres déstabilisatrices vis-à-vis de la société
tunisienne contre laquelle ils attentaient depuis l’époque bourguibienne, en
essayant de substituer son modèle sociétal moderniste par un autre qui est de
nature lugubre, inspirant la terreur et glorifiant le néant. C’est une manière
de nous montrer par des faits tangibles et de nous dire que le projet
réactionnaire de ces islamistes que l’on vit à l’heure actuelle ne date pas
d’aujourd’hui et qu’ils l’ont, toujours, bercé depuis leur immixtion dans notre
paysage au début des années 70, comme il le montre dans le roman. Ce projet est
tout à fait étranger à notre pays, à ses traditions et à a culture ; il nous
est importé depuis la péninsule arabe où sévissait et sévit encore aujourd’hui
le Wahhabisme. L’auteur met à nu les connivences entre les islamistes tunisiens
et le régime politique de l’époque qui a, largement, favorisé leur émergence en
vue d’affaiblir la gauche. A ce propos, il dévoile le projet de l’ex premier
ministre, Mohamed Mzali, de faire participer ces deniers au pouvoir. Leurs
positions et pratiques d’hier n’ont pas changé: pour accéder au pouvoir, ils
collaborent avec les Rcdistes comme ils l’ont fait par le passé avec les
Destouriens, et ils s’attaquent au modèle sociétal moderniste des Tunisiens
exactement comme ils l’ont essayé auparavant. A travers cette similitude
sous-entendue, l’auteur laisse apparaître leur essence réactionnaire qui met à
nu le caractère fallacieux de leurs discours et leurs actions malhonnêtes et
perturbatrices visant à réaliser leur projet obscurantiste. Cela montre, à
l’évidence, qu’ils s’inscrivent en dehors de l’histoire dont ils ont une vision
statique ou plutôt régressive.
Les supplices du monde arabo-musulman
Dans une atmosphère sociale malsaine, nos deux héros,
Abdennasser (surnommé l’Italien pour ses traits italiens mais aussi pour ses
origines suspectes trahies par l’embarras de sa mère à chaque fois qu’on lui
demande pourquoi il ne ressemble pas à ses frères) et Zina, sont consumés comme
un bois. Leurs ambitions s’avèrent démesurées dans un pays où l’intelligence
est étouffée. Ils subissent une castration qui les rend impuissants de
s’exprimer, de s’épanouir et de s’imposer dans leurs milieux respectifs et
leurs environnements immédiats. Cette inhibition les dépouille de leurs
potentialités, c’est-à-dire de leurs individualités et les réduit à des êtres
végétatifs qui ne font que ruminer leurs déceptions et l’amertume que leur fait
avaler le groupe au comportement grégaire et auquel ils s’identifient malgré
eux, à l’instar du cercle des journalistes médiocres, envieux et chicaneurs
face auxquels Abdennasser finit par abdiquer et adopter leur langage futile
pour s’épargner des tracasseries inutiles. D’ailleurs, l’inculture caractérise
bien un bon nombre de l’intelligentsia, et les étudiants de gauche cités dans
l’œuvre en sont la parfaite illustration. C’est ce qui expliquerait le portrait
de Zina, cette boulimique de culture. En créant ce personnage, le romancier
voudrait nous présenter le modèle à suivre par les vrais intellectuels. Face à
ce monde hostile, les tentatives réitérées par Zina pour écarter tous les
écueils, qui s’érigent sur son chemin, sont vouées à l’échec. Son sort est déjà
scellé, il s’abat sur elle comme une fatalité à laquelle elle ne peut plus
échapper. Toutefois, et en dépit de l’injustice flagrante de la société qui lui
inflige le plus grand mal, elle n’est pas exempte de tout reproche, ce
personnage trop ambitieux et un peu idéaliste en est quelque part l’artisan à
cause de sa tendance à vouloir tout intellectualiser y compris l’amour et les
sentiments. Abdennasser et Zina sont l’incarnation de ces militants
avant-gardistes qui cachent des blessures béantes derrière cette placidité
qu’ils affichent et au moyen de laquelle ils domptent leurs vis-à-vis. En fait,
cette force impressionnante et cette inflexibilité avec laquelle ils
parviennent à subjuguer leurs admirateurs comme leurs adversaires et leurs
ennemis ils la puisent dans des souvenirs douloureux enfouis dans les plis
secrets de leurs histoires intimes. Leur présent est une revanche contre leur
passé très décevant, enduit de larmes et de sang, ce qui donne à la vigueur de
leurs caractères un aspect rancunier. Alors, ne faudrait-il pas voir dans cette
force affichée une fragilité déguisée ? En montrant de la compréhensivité et en
éprouvant de la compassion envers le calvaire et les malheurs de Zina,
Abdennasser n’essaye-t-il pas d’apaiser les siens et de justifier sa déconvenue
? La dureté de la vie ou plutôt l’atrocité d’une société impitoyable, malade et
schizophrène qui exhibe une morale et un honneur qu’elle n’a pas ont fait d’eux
les victimes de la pédophilie et de l’inceste, ces vices qui règnent en
catimini, qui rongent pernicieusement les êtres et les oblige à en traîner les
séquelles leur vie durant. Ils sont crucifiés sur l’autel de ces simulacres de
moralité et de dignité, c’est-à-dire de la dépravation et de l’infamie. Il en
découle que leur choix d’idéologies progressistes n’est pas un hasard, ce
serait une option obligée, bien étudiée et bien délibéré et non pas dictée par
les conditions objectives dans lesquelles ils évoluent. Car, si c’était le cas,
lui, le fils d’un dignitaire, il aurait emboîté le pas à son frère aîné,
Salaheddine, d’obédience libérale, et elle, une paysanne issue d’une famille
extrêmement nécessiteuse, elle aurait monnayé ses efforts pour essayer de
sortir de la misère et se contenter d’être une femme rangée, imprégnée des
valeurs incarnées par son entourage misérable, le dessein des gens de sa
condition. Donc, l’adoption du Marxisme-léninisme par Abdennasser, et d’une forme
d’un Marxisme « évolué » par Zina serait une quête de nouvelles valeurs, des
valeurs qu’ils n’ont pas trouvées dans l’Islam qui gouverne leur société
d’appartenance.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire